9 oct. 2014

Le voyage de Julien (1)


Je regarde l'avion décoller avec une pointe au cœur. Flore me serre la main.
- Pourquoi on ne peut pas partir avec papa ?
Oui, pourquoi ?
Parce tu as école, parce que nous n'avons pas assez d'argent, parce je travaille et que jamais l'éducation nationale ne m'accordera de congé, parce qu'il est peut-être un peu tôt pour que tu retournes dans ton pays d'origine...
Et puis parce que j'ai été lâche : Je ne me sens pas le courage d'aller rencontrer Alexandra, de vivre avec elle une semaine, et de rentrer seule en la laissant là-bas.

Nous en avons parlé longuement avec Julien, et tout fait pour qu'il se mette en condition – même si je crois que rien ne peut nous préparer à faire vivre à notre enfant un nouvel abandon, même temporaire.

Comment se fait-il que personne n'y ait pensé ? On nous bassine avec l'intérêt supérieur de l'enfant, et rien n'est fait dans ce sens. Pire, on ajoute aux procédures des étapes qui lui nuisent.
J'ai bien conscience que nous ne sommes que des souris gouvernées par des chats dont les intérêts particuliers sont plutôt contraires à l’intérêt général, mais je me prends en pleine poire le fait de le vivre de façon si intime et percutante.
Et de le faire vivre à mon enfant.
Et nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Julien part donc avec deux valises et une malle. Pas de billet adoptant cette fois-ci, puisqu'il ne reviendra pas avec Alexandra. Voyons le bon côté des choses : ça m'évite de me taper à nouveau la honte à Air France.

Julien s'est mis en condition pour son arrivée à Port-au-Prince. Le dernier voyage, quatre ans auparavant, lui ayant laissé un impérissable souvenir.
Mais cette fois-ci, il ne voyage pas seul - un autre couple d'adoptants est avec lui – et un chauffeur de l'orphelinat vient les chercher à Toussaint Louverture. Ca le dispense d'imaginer une nouvelle course poursuite sur le parvis de l'aéroport avec les Spirous.
D'ailleurs, Julien trouve que l'aéroport a changé : Plus clair, plus organisé, plus sécurisé... ou alors c'est qu'il s'est habitué au souvenir désastreux de notre premier voyage et que, de toutes façons, comme on pouvait difficilement faire pire, c'est forcément mieux.

Port-au-Prince est jonchée de briques et de parpaings, comme si un changement, une reconstruction se préparait.
Il y a toujours autant de gens dans les rues, et plus de voitures que dans son souvenir. Les tap-tap bondés sillonnent les rues, des passagers ras la gueule !

Tandis qu'il file vers l'orphelinat, Julien sait qu'il ne pourra pas voir Alexandra ce soir, car elle sera couchée. Mais il la rencontrera demain.
L'aimer sans trop s'attacher : Julien se demande comment cela va être possible.
Mais de toute façon, a-t-il vraiment le choix ?

Et d'ailleurs, au petit matin, quand il entre dans la même pièce que celle où nous avons rencontré Flore, seul face à notre deuxième fille, Julien tombe instantanément en amour devant ce petit bout de bonne femme de deux ans, toute jolie, souriante, vive, au regard qui pétille.
Contrairement à Flore, Alexandra n'a pas peur de Julien. Il s'assoit près d'elle et lui parle. Sans s'encombrer de détails, elle monte sur ses genoux et se colle à lui. Puis, elle lui montre l'escalier. Elle veut l'emmener se promener.
- Aya ! Aya ! Lui dit-elle.

Aya, c'est un mot passe-partout qu'utilisent souvent les enfants de la crèche. A l'origine, ça veut dire Alléluia. N'oublions pas que nous sommes dans une crèche d'obédience évangéliste. Les bénévoles qui viennent travailler là sont toutes issues de la même église. D'ailleurs, nous l'avions vécu lors de notre premier voyage, Julien et moi, au moment de se mettre en cercle de prière avec la directrice, sa famille et les bénévoles. Avec un air pénétré, nous étions passés maître ès playback en susurrant nos "ouinch ouinch" à qui nous tentions de donner une sonorité pieuse.


Dans le dortoir, la plupart des bénévoles entraînent les enfants à dire "Alléluia!", et quand un enfant y parvient, il est remarqué et applaudi.
Alors quoi de mieux pour attirer un peu d'attention à soi que de crier Aya ! Aya !
Quel sens ce mot curieux peut-il avoir pour un enfant de deux ans ? Pour Alexandra, cela semble vouloir dire : "Viens-là", ou "je suis là", ou "suis-moi"...

Alors, Julien suit Alexandra. Et d'ailleurs, il va passer son séjour à faire un circuit précis : La terrasse de jeux, la cuisine (pour chiper un bout de pain et remplir la gourde d'eau), le tour de l'orphelinat par la cour, et retour à la terrasse.
Alexandra est très déterminée. Elle sait ce qu'elle veut. Et si jamais Julien n'est pas d'accord ou se trompe dans l'ordre du circuit, ne remplit pas suffisamment sa gourde ou coupe un trop petit morceau de pain, elle se couche au sol, l'air triste, et ne bouge pas pendant une minute. Puis elle se relève, à nouveau joyeuse, et repart pour une nouvelle tournée.

Cette petite fille ne serait-elle pas un petit peu comédienne ?

Quoi qu'il en soit, ce que m'en dit Julien le soir, par messagerie, c'est que c'est une vraie joie de vivre.
On ne va pas s'ennuyer, entre Flore et elle !

Mais ces moments de joie sont ponctués de petites séparations qui font souffrir Alexandra : chaque midi, Julien doit la remettre dans le dortoir, pour le repas de midi et la sieste. Et le soir, à 17 heures, pour le repas du soir et la nuit. Chaque fois, c'est le même drame. Elle hurle et pleure ce monsieur qu'elle aime et qu'on lui retire deux fois par jour.

Une vraie complicité est née : Julien lui parle, lui montre l'album photo de notre famille : Flore, moi, le chat, la maison... et lui explique que c'est sa famille pour toujours, et qu'on l'attend.
Au bout de quelques jours, elle demande d'elle-même à voir l'album :
- Aya, dit-elle avec un grand sourire en pointant son doigt sur la poche de Julien. Et ils regardent ensemble ce que sera bientôt sa vie.

Tout au fond de lui, Julien ne peut s'empêcher de penser qu'à l'issue des dix jours de complicité, il faudra tout briser pour une séparation bien plus longue qu'une sieste ou même qu'une nuit.


6 commentaires:

  1. c'est toujours beaucoup d'émotion quand je vous lis

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  2. Beaucoup d'émotion aussi pour moi en vous lisant.

    Amicalement

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  3. Je n'ai pas eu à faire ce voyage en Haïti puisque Arthur a été rapatrié le 8 février 2010 et que nous l'avons récupéré à Orly.
    Je sais que nous irons un jour faire connaissance avec son pays d'origine mais dans quelques années (il n'a que 6 ans).
    Certaines familles de notre crèche étaient allées rencontrer leur enfant pendant quelques jours en cours de procédure. Je sais que je suis comme toi : pour moi il aurait été impossible d'aller voir Arthur et de repartir sans lui...

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    1. C'est ce que m'ont dit beaucoup d'amies avant de partir, et qui maintenant ne regrettent pas d'y être allées. S'il avait fallu le faire, je l'aurais fait. Je regrette même parfois de ne pas l'avoir fait, vu ce qu'il s'est passé ensuite (le séisme)... Et en même temps, tout comme toi, cela m'aurait déchiré le coeur.
      D'ailleurs, en écrivant l'épisode d'aujourd'hui, quand mon mari quitte notre fille, j'ai pleuré comme une madeleine... :-(

      Bon, elle est là maintenant, et d'ailleurs je ne vais pas tarder à aller la chercher à l'école ;-)

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